Darracq

A LA RECHERCHE DU RALENTI MOTEUR

 

En 2014, les Ailes Anciennes du Bourget ont été en charge de la restauration d’un moteur Nieuport appartenant au Musée de l’Air et de l’Espace du Bourget et enregistré sous le numéro 1370.

Il n’est pas rare qu’au cours d’une remise en état, nous soyons amenés à découvrir des dispositifs techniques particuliers, dont l’existence pose des questions.

De cette période riche des débuts de l’aviation, où tout restait à découvrir, il est fréquent de dire : « vraiment nos anciens ont tout essayé » Ce n’est pas totalement faux quand on voit le nombre de solutions expérimentées. Mais il est intéressant de savoir dans quel but réel toutes ces « étranges solutions » ont été mises en œuvre.

Nieuport D3

 

Ce moteur de Nieuport D comporte une rare, mais intéressante particularité.

La plaque d’identification de ce moteur fait apparaître les indications suivantes :

 

Nieuport plaqueType : D           Série :3           N°34

Nombre de cylindres : 2 opposés à plat (flat twin)

Cylindrée : 3,58 litres ; soit 7.8 ch/l

Alésage : 130 mm  Course : 135 mm

Puissance : 28 cv

Vitesse de rotation : 1200 tr/mn

Arbre à cames : central

Distribution : poussoir et culbuteurs

Refroidissement à air

Consommations : Essence 16 l/h, huile 2 l/h

 

Poursuivant l’expérience acquise avec le Nieuport 1 dit « l’araignée », dont le moteur ne développait que 18 ch. le moteur du Nieuport 2 était lui aussi issu des usines Darracq, avec une modification quelque peu étonnante.

 

Rappelons que Darracq, en 1910 (date de fin de ses productions en France) constituait avec 10% de la production automobile française, le troisième constructeur derrière Renault et Peugeot.

 

En outre Alexandre Darracq fut le premier constructeur à concevoir un système de pièces de rechange pour ses produits. A titre anecdotique, le terme de « darracq » est resté dans le langage populaire pour désigner un marteau. Selon certains, ceci serait dû au bruit particulier de ce moteur en fonctionnement. Pour d’autres, il s’agirait de l’emploi intempestif du marteau que ce moteur nécessitait à chaque intervention.

 

Si le nom de Darracq s’estompa en France, il perdura un peu en Europe.

En 1906, Darracq s’implanta en Italie, tout d’abord à Naples, puis à Portello dans la banlieue de Milan, où la firme fut vendue à un industriel lombard fondateur de la marque Alfa Roméo. En Allemagne sera également créée la marque Opel-Darracq, qui fabriqua des véhicules sous licence.

 

Mais, l’entreprise Darracq, qui dès 1909 connut de graves difficultés, fut vendue en 1913 à sa filiale anglaise A.Darracq & Co Ltd qui poursuivit son développement en rachetant les sociétés Talbot et Sunbeam pour devenir le Groupe Sunbeam-Talbot-Darracq en 1920.

En outre, à noter que parmi les mécaniciens de Darracq, l’un d’entre eux, un suisse, du nom de Louis Chevrolet travailla dans l’entreprise de Suresnes, avant de partir pour les Etats-Unis et fonder la marque bien connue et toujours existante au sein de General Motors.

 

Ce moteur type 3D a été produit à une soixantaine d’exemplaires entre 1909 et 1915, et a équipé en particulier des avions tels que la Demoiselle N°21 de Santos-Dumont, et surtout les Nieuport IIA et IIN en France et en Europe utilisés pour la formation des pilotes.

Nieuport II

A première vue, rien ne saute aux yeux. Un moteur simple, deux cylindres seulement, un embiellage à manetons opposés, des tiges et des culbuteurs comparables à de nombreux moteurs….

 

Par contre, ce qui le distingue des autres, c’est un arbre à cames à 2, voire 3 positions, et un carburateur sans volet. Or, dans l’explication qui suit, on verra pourquoi ces deux équipements, qui pris séparément n’ont rien en commun, sont en réalité liés quant à l’utilisation de ce moteur.

 

Nieuport injectionEn effet, hormis de rares exceptions, tel le cas du moteur V8 Antoinette, remis récemment en état également par les Ailes Anciennes du Bourget qui possède une pompe d’injection à débit réglable, les moteurs de l’époque fonctionnaient un peu en « tout ou rien » Ne disposant pas de carburateurs à obturation variable par volet, le décollage et le vol se faisaient à pleine puissance. Pour réduire, le seul moyen consistait en la coupure du circuit des magnétos. Une remise en route était possible, tant que le moteur continuait de tourner, mais avec tous les risques que cela comportait.

 

 

Ce système de pilotage en tout ou rien permettait de réduire la vitesse de l’avion, soit en présentation, et bien sûr en courte finale. Mais un moteur qui ne repartait pas, compliquait dangereusement le pilotage, et pouvait provoquer un accident grave.

 

La particularité de ce moteur, réside dans un arbre à cames, muni en son extrémité d’un axe percé, dépassant du carter moteur. Cet axe, non rotatif peut ainsi avoir plusieurs positions distinctes : tirée ou poussée axialement, comme le révèle le démontage de plaque de protection, vissée au droit des cames. On y découvre trois cames d’échappement.

Nieuport arrière

Comme dans tout moteur à quatre temps, l’arbre à cames est entrainé par le vilebrequin, par un système mécanique (ici par un jeu d’engrenages) dont la réduction permet une vitesse de rotation égale à la moitié de celle du moteur.

Nieuport arbre a cames

En position normale (poussée) la came d’admission déplace chacun des poussoirs d’admission, donc des soupapes une fois par tour de l’arbre à came. Il en est de même côté échappement.nieuport cames repos

 

Le déplacement axial de l’arbre à cames est d’environ 10 mm.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

nieuport cames tiré

Dans l’autre position (tirée) l’arbre à came se déplace longitudinalement sur son axe. Côté admission, rien ne change, l’épaisseur de cette came permettant un même fonctionnement des

soupapes d’admission dans les deux positions de l’arbre à cames. Par contre ce déplacement vient placer en face des poussoirs d’échappement, non pas une mais deux cames.

 

 

Dans cette configuration, les poussoirs d’échappement seront sollicités deux fois par tour de l’arbre à cames.

 

 

 

 

Dans ce moteur, en fonctionnement normal (poussé) les cycles de chaque cylindre sont décalés de deux temps pour deux tours de rotation, comme indiqué dans le schéma suivant :

Nieuport fonction normal

Il se produit donc deux explosions pour deux tours de moteur, soit une par cylindre et par tour. Dans cette configuration, nous sommes en présence d’un moteur parfaitement classique.

Dans ce mode de fonctionnement, le régime nominal du moteur est de 1200 tr/min, sa consommation étant d’essence de 16 l/h et d’huile de 2 l/h, soit un rendement maximal de 400g/cv/h. Ce n’est certes pas très élevé, mais pour l’époque, et avec un taux de compression de 4.5, on ne pouvait pas attendre beaucoup plus.

 

Dans l’autre mode de fonctionnement (tiré), les deux autres poussoirs d’échappement sont sollicités à chaque demi-tour de l’arbre à came (1 tour moteur) pendant un temps de compression sur le cylindre venant de terminer un temps d’admission. On donc pourrait penser que n’ayant plus de phase de compression, même si le temps précédent d’admission n’est pas affecté et que l’allumage reste opérationnel, il ne puisse se produire d’explosion. Mais l’analyse démontre un autre principe de fonctionnement. Pour la came d’échappement utilisée dans le mode normal, la levée maximale est de 10 mm pour une longueur de bossage de 14 mm, ce qui correspond à un angle de 54°.Pour l’autre came d’échappement (on verra par la suite qu’il y en a deux) la levée maximale est réduite à 3 mm, pour une longueur de bossage de 13 mm, soit un angle de 28° seulement. Il en résulte que lors du temps de compression dans ce mode dit « dégradé » quand le piston remonte, une partie de l’air est rejetée par la soupape d’échappement partiellement ouverte, et pendant un temps court avant sa fermeture. Le temps de compression se termine donc avec une quantité de mélange air/carburant moindre que dans un temps « normal » mais suffisant pour créer une explosion, avec un rendement moindre.

nieuport piston

 

Pos.1 Après un cycle d’admission et en début de cycle de compression, la soupape d’échappement s’ouvre brièvement et extraie du cylindre une partie du mélange air/carburant vers l’extérieur.

Pos. 2 La soupe d’échappement se referme et le cycle de compression continue.

Pos. 3 La quantité de mélange air/carburant est diminuée par rapport à un cycle normal, de même que le taux de compression. L’allumage fonctionne et permet une explosion du mélange.

 

 

 

 

Ceci permet donc de faire tourner le moteur à un régime de l’ordre de 250 tr/min, ce qui in fine correspond à un régime de ralenti.

 

nieuport fonction dégradé

Conscients des risques encourus, et probablement par un retour d’expérience pas très concluant, les ingénieurs ont cherchés à inventer un mode ralenti sur ce moteur. Ne disposant pas à l’époque de carburateurs à débit variable par papillon, ils ont trouvé comme solution pour introduire moins de mélange, d’en relâcher une partie pendant le cycle de compression. Ce principe s’appliquait donc alternativement sur chaque cylindre, et il faut croire que cela fonctionnait plutôt bien. Ils venaient donc d’inventer un régime autre que le tout ou rien par coupure des magnétos.

On peut même penser qu’ils avaient décidé de créer un deuxième régime de ralenti. En effet, il existe dans ce moteur, non pas une, mais deux cames de décompression. Ces deux cames sont identiques en ce qui concerne la faible hauteur de levée des soupapes. Par contre la longueur du bossage est un peu plus longue sur l’une que sur l’autre. On devait passer donc du régime maximal à un premier ralenti, puis à un deuxième. Peut-être y avait-il un ralenti de vol et un servant au démarrage ou au sol.

Avec le système mis au point sur avions Nieuport, le pilote pouvait mieux ajuster la puissance du moteur, donc sa vitesse, sans risque de voir son moteur caler dans une phase critique du vol, et bien entendu lors des phases d’atterrissages. Il est possible que le deuxième mode de ralenti ne servait qu’au sol, voire même pour démarrer le moteur.

Il est probable que le bruit, non seulement pétaradant d’un échappement libre, et d’un ralenti par décompression, devait avoir une étrange sonorité.

 

La littérature est peu prolifique sur ce sujet bien particulier.

Néanmoins, les archives du Musée de l’Air et de l’Espace possèdent un document d’époque assez général sur la présentation du Nieuport II. Voilà intégralement tout ce qui est dit sur ce dispositif :

« La distribution porte une came de décompression agissant sur la soupape d’échappement et permettant de réduire à 250 tours, dispositif intéressant pour le départ et donnant à l’appareil une certaine souplesse (en cours de vol il a permis de passer de la vitesse de 120 km à 65 km/h) »

 

Bien entendu, tout cela est du passé et n’a rien en commun avec ce que l’on peut voir aujourd’hui.

Mais pour l’époque, c’est-à-dire il y a cent ans, c’était un vrai progrès.